Voilà la situation. J’ai une voiture et donc de quoi bouger, 4 jours disponibles et tout le matériel nécessaire pour un séjour dans la nature. Seattle est idéalement située au centre du
Pacific NorthWest, avec la chaînes des Cascades et le
North Cascades National Park au Nord, les Central Cascades et l’
Alpine Lakes Wilderness au centre et le
Mount Rainier National Park plus au sud. Enfin, à l’Est se trouve la péninsule Olympique et l’
Olympic National Park. L’embarras du choix, donc.
“The mountains are calling and I must go.” - John Muir
Mon cahier des charges est simple : passer ces 4 jours dans la nature sauvage. C’est tout. Une parenthèse, hors de la civilisation.
J’ai longtemps été attiré par les North Cascades jusqu’à ce que je réalise que les conditions seraient encore trop neigeuses même à basse altitude, et que cela allait imposer un matériel compliqué à emporter en avion ou logistiquement compliqué à louer sur place. Idem pour les Central Cascades (et en particulier la zone appelée
The Enchantments que j’aurais rêvé de découvrir) ou pour le Mount Rainier. L’hiver encore récent complique les accès et certaines routes secondaires qui dirigent vers les montagnes sont encore inaccessibles en voiture. Je ne voulais pas risquer une déconvenue.
Finalement, les montagnes de la
péninsule olympique (du nom du Mount Olympus 2432m d’altitude modeste mais bénéficiant d’abondantes précipitations du Pacifique et entouré de plusieurs immenses glaciers) offrent tout ce qu’il me faut : un accès relativement facile depuis Seattle, des régions reculées et sauvages (classées « wilderness ») et un climat plus tempéré par sa façade Pacifique et sa moindre altitude – donc moins de neige. J’avais déjà lu des choses sur la région lors de notre passage sur l’Ile de Vancouver et son Juan-de-Fuca Trail en 2002.
Une fois ce choix fait… on n’est encore pas sorti d’affaire. La zone est grande comme un département français, il n’y a pas de route qui la traverse mais des accès bien individualisés, à plus de 3 ou 4 heures de route chacun. Il faut choisir et je choisis la région de la rivière
Quinault. C’est un immense bassin-versant qui draine toutes les précipitations sur un large quart Sud-Ouest de la péninsule. On y trouve de la forêt tempérée humide (la seule de l’hémisphère Nord), des zones sauvages non touchées par l’homme où la nature fonctionne toute seule.
Les arbres les plus vieux sont géants mais ils sont aussi les plus gros et les plus fragiles. Secoués par les tempêtes d’hiver venues du Pacifique, ils tombent, déracinés par le vent. À terre ils se décomposent lentement ou sont charriés par la rivière, créant petit-à-petit une terre riche et fertile. Associée à d’abondantes précipitations (3m de pluie par an en moyenne), la mousse prolifère et offre un nouveau sol pour les jeunes pousses, qui deviendront des arbres, et ainsi de suite. Les espèces principales sont les épicéas Sitka, les pin Douglas côtiers, les séquoias, ainsi que des érables à grandes feuilles, qui atteignent des tailles qui en font les tenants de records mondiaux.
Il en est de même pour la faune : prédateurs et proies vivent ici dans un équilibre stabilisé, sans intervention humaine d’aucune sorte. Ours et cougars, rapaces, wapitis, rongeurs, oiseaux, poissons et insectes, chacun ayant sa place dans la chaîne alimentaire et l’écosystème. De quoi faire réfléchir sur les prétendues vertus cynégétiques et nécessaires de la chasse. Enfin, pour moi c’est déjà tout réfléchi.
C’est une jungle avec toutes ses caractéristiques, mais tempérée et non tropicale.
Mon trip commence le vendredi, après avoir expédié les tonnes d’emails reçus pendant la nuit et les quelques conf-calls avec l’Europe, le décalage horaire (toujours pas digéré, mon horloge biologique étant particulièrement têtue) faisant que je me lève plutôt… très tôt.
Après avoir récupéré ma voiture de location, je prends donc la route pour Quinault. Je fais un stop à Aberdeen, connue pour être la ville natale de Kurt Cobain, où je me ravitaille en prévision des jours à venir. La route 101 remonte ensuite vers le Nord à travers d’immenses forêts de conifères intensément exploitées. Aberdeen est une plaque tournante de l’industrie du bois.
Le Lac Quinault a toujours été habité par les indiens (la Quinault Nation). Les premiers colons (appelés les
Pionniers aux US, mais enfait ni plus ni moins que des envahisseurs) y sont arrivés vers 1880 et ont pris possession des lieux. A cette époque, la terre ne manquait pas et les colons n’étaient pas si nombreux, il suffisait de déposer un «
claim » sur une terre pour en revendiquer la propriété et s’y installer. Dehors les indiens, ici c’est chez nous.
Il faut néanmoins saluer la ténacité de ces pionniers, qui s’installèrent dans une terre particulièrement inhospitalière. Balayée par les tempêtes d’hiver et abondement arrosée, envahie par une forêt très dense, parcourue par des rivières sauvages débordant volontiers de leurs lits, cette terre ne s’est pas laissée dompter. Ils ont tenu bon et ont fini par créer cette petite communauté de Quinault, au cœur de cette forêt pluviale.
Ma première étape est la station des Rangers de l’
US National Forest Service, qui officie ici également pour le
National Park Service. C’est un passage obligé pour se faire enregistrer avant un accès aux zones de wilderness, et un permis est requis pour bivouaquer. On y déclare son itinéraire, son véhicule, son planning, un contact d’urgence. On y reçoit également les conseils des rangers pour toute incursion dans le backcountry, relatifs à la sécurité, à la préparation, aux conditions actuelles. Je récupère aussi un
bear canister, la boîte de stockage sécurisée qui doit contenir tout ce qui pourrait attirer un ours. Elle est faite de plastique épais et dur, avec un couvercle verrouillé par 2 petits loquets semblables à ceux que l’on trouve au dos des montres, pour changer les piles. Les ours n’ont pas encore appris à les ouvrir. Tout doit y être stocké et elle doit être verrouillée de jour comme de nuit, tout le temps. L’idée est intéressante : elle repose sur le fait d’associer la nourriture humaine à une déception pour l’ours plutôt qu’à une récompense. L’usage de ces boîtes est obligatoire là où je vais, la population d’ours étant « large et active » selon les Rangers.
Il est à noter que c’est plutôt pour la sécurité des ours que pour celles des hommes. Un ours ayant eu accès à de la nourriture humaine y devient en quelque sorte accro et devient un danger pour l’homme. En les préservant de cet accès, on les protège.
Mes papiers en poche et ma boîte sous le bras, je prends la route Quinault East Fork : 30km de piste non goudronnée, le long du lit de la rivière Quinault. Entrée dans l’Olympic National Park. Je jubile tout seul devant les nombreux points de vue qui s’offrent déjà le long de la piste.
Le Graves Creek campground se trouve tout au bout de cette route, au départ de mon trail. Sous les érables lourdement enchâssés dans la mousse, dans une atmosphère humide, c’est vraiment un camping très rustique, avec aucune installation. Pas d’eau potable. Même le système d’enregistrement de paiement par enveloppe n’est pas encore actif à cette saison. Gratuit, donc.
Pour m’imprégner de l’atmosphère particulière du lieu, je fais un petit tour dans les environs – avant que la pluie de se mette à tomber pour le reste de la nuit.
“Keep close to nature’s heart… and break clear away, once in a while, and climb a mountain or spend a week in the woods. Wash your spirit clean.” – John Muir
C’est une tente détrempée que je plie dans mon sac pour le départ au matin, mais la pluie s’est arrêtée et le ciel semble plutôt dégagé.
Il me faudra un moment pour apprivoiser l’atmosphère particulière de cette forêt, et les premiers miles seront un peu intimidants. Ce sentiment d’intrusion et de ne pas être à ma place disparaîtra au bout de quelques heures de marche, le temps de s’accommoder au milieu, de le comprendre et de prendre ses marques.
Le Pony Bridge est le premier jalon : la rivière s’engouffre dans une gorge étroite, alors qu’elle circule plutôt en pente douce en amont comme en aval. Un accident de terrain. L’eau est incroyablement pure.
J’aurais pu courir sur ce trail. En baskets, léger et rapide. Mais ça aurait été trop rapide, j’ai choisi la marche. L’idée étant de prendre le temps, de s’imprégner du milieu – mieux encore, de s’immerger dans le milieu.
La sentier – étroit et tortueux – est facile à suivre même si aucune marque d’aucune sorte ne le jalonne. Il circule entre les immenses arbres tombés à terre et se faufile intelligemment pour franchir les nombreux torrents perpendiculaires à la vallée, alimentant la rivière Quinault que je vais remonter jusqu’à la vallée appelée Enchanted Valley, 21km plus haut. Le trail est entretenu tous les ans, et les rangers doivent couper des arbres (de parfois plus de 2m de diamètre) tombés sur la trace pendant l’hiver. Des ponts rustiques (de simples troncs) franchissent les rivières les plus larges, mais la plupart du temps on les traverse en sautant de caillou en caillou.
Le paysage alterne des passages de forêt dense au-dessus de la rivière avec des prairies plus dégagées lorsqu’on se rapproche des berges. La rivière charrie d’immenses troncs déracinés et son lit est ponctué d’arbres cassés. Le chaos naturel, la nature brute.
A O’Neill Creek je fais une étape. Mon repas est interrompu par la pluie et je dois monter la tente rapidement pour me mettre à l’abri. L’averse ne durera pas.
Les miles de forêts se succèdent les uns aux autres, tous plus éblouissants les uns que les autres.
J’aperçois une tente, et je pense être au Pyrites Creek camp d’après la distance. Un couple me fait alors de grands signes, et me crie «
Bear ! Bear ! » alors que j’approche. Je ne vois pourtant aucun ours dans les environs immédiats. Ils m’expliquent alors qu’ils viennent de voir passer l’ours, qui m’a probablement contourné alors que j’approchais.
Je monte la tente et prend mes marques sur le camp quand finalement je l’aperçois, là, tout proche. C’est un gros mâle, qui farfouille dans le sol à la recherche de sa nourriture. La rencontre et l’expérience qu’elle procure est fascinante.
La vie du bivouac s’installe, et son temps long. La tente, le matériel, le repas. De longues poses lecture, entrecoupées de coup d’œil aux alentours, avec les jumelles.
La préparation d’un feu de bois détrempé m’aura particulièrement occupé – des restes de scoutisme sans doute.
Lors d’un de ces coups d’œil de surveillance («
stay alert at all times ! », recommandent les Rangers) je le vois réapparaître : il a traversé la rivière Quinault en aval, sûrement sur l’un des nombreux arbres en travers, et le voilà qui remonte sur l’autre rive, à 50m. Il traverse un torrent en marchant en équilibre de pierre en pierre de façon admirable, sans se mouiller les pattes. Il sait que je suis là, et jette un coup d’œil de temps en temps. Chacun surveille l’autre à distance – mais je suis le plus fasciné des deux.
Ma boîte sera stockée à 100m de la tente, mais au petit matin elle n’aura pas bougé. L’ours a peut-être anticipé la déception associée.
“In every walk with Nature, one receives far more than he seeks.” – John Muir
Au réveil il fait glacial mais le ciel est dégagé : la journée va être superbe.
J’approche d’Enchanted Valley et je compte faire l’aller-retour, ce qui présente l’avantage de pouvoir laisser ma tente sécher au soleil. Les nuits sont froides et l’humidité détrempe tout. Je suis bien équipé mais l’aide apportée par un peu de soleil ne fait pas de mal.
La neige fait son apparition de temps à autres, alors que l’altitude n’est que de 600m environ. Je n’imagine pas les quantités de neige ici en plein hiver.
Enchanted Valley est une ancienne vallée glaciaire à fond plat, comme suspendue et entourée de parois très raides. Au-dessus, les sommets enneigés et les glaciers. L’endroit est absolument magique, peut-être un des plus beaux et plus sauvages que j’ai vus.
Un chalet a été construit dans les années 30 par une société locale consciente de l’intérêt touristique potentiel du lieu, malgré son éloignement. Le chalet a accueilli des randonneurs pendant plusieurs dizaines d’années, puis le National Park Service l’a préempté. Il est aujourd’hui fermé et ne sert plus que de Ranger Station avancée l’été.
Je reste un long moment, scrutant les environs à la recherche de vie, à l’écoute des avalanches de fonte qui dégringolent dans les cascades à intervalles réguliers.
Il faut rebrousser chemin et redescendre. Parcourir le même chemin en sens inverse lui donne une autre perspective. D’autres détails apparaissent, que j’avais manqués à la montée.
Je récupère ma tente, la plie dans le sac et m’accorde une courte pause avant de descendre à O’Neill Creek, où j’établis le camp juste en bord de rivière. Le feu est bien plus facile qu’hier, le bois mort ayant pu sécher partiellement aujourd’hui au soleil. Ce soir encore, même routine : repas, lecture, observation des environs. Le bruit de la rivière est hypnotisant et aucune conversation ne vient le perturber.
"Study nature, love nature, stay close to nature. It will never fail you." - Frank Lloyd Wright
Le moment de redescendre pour de bon de la montagne arrive. Je repasse à Pony Bridge, et prend le temps de regarder les environs en détail, en particulier le méandre que forme la rivière dans sa gorge.
Arrivé à la voiture, le spleen me prend, je suis déjà nostalgique de ne plus être là-haut.
Pour poursuivre un peu l’immersion, je reprends la voiture pour remonter cette fois la North Fork de la Quinault River. La végétation est plus alpine de ce côté-là, et l’Irely Lake que j’atteins rapidement (sans sac, cette fois) a un air de Rocheuses Canadiennes. Le temps est magnifique, et plein d’oiseaux occupent l’espace.
Pour mon dernier soir je suis à Quinault dans un motel aux airs de chalet des années 50. La vue sur le lac depuis le balcon lui donnerait 5 étoiles.
Le lendemain je n’ai que la matinée avant de refermer cette parenthèse. J’opte pour les boucles de rando à la journée autour de Quinault pour ressortir les baskets. Un environnement unique pour courir !
Des vacances courtes mais parfaites, un break salutaire. J’aurais voulu (et c’était prévu) partager ces moments avec Emmanuelle, mais la vie a décidé que non, et qu’il faudrait revenir. Le monde est tellement beau.